【Emile Zola】Le Ventre de Paris I (5)
Mais, à Vernon, il acheta ses deux derniers sous de pain. Puis, il ne savait
plus. Il croyait avoir dormi plusieurs heures dans un fossé. Il avait dû montrer
à un gendarme les papiers dont il s’était pourvu. Tout cela dansait dans sa
tête. Il était venu de Vernon sans manger, avec des rages et des désespoirs
brusques qui le poussaient à mâcher les feuilles des haies qu’il longeait ; et
il continuait à marcher, pris de crampes et de douleurs, le ventre plié, la vue
troublée, les pieds comme tirés, sans qu’il en eût conscience, par cette image
de Paris, au loin, très loin, derrière l’horizon, qui l’appelait, qui l’attendait.
Quand il arriva à Courbevoie, la nuit était très sombre. Paris, pareil à un
pan de ciel étoilé tombé sur un coin de la terre noire, lui apparut sévère et
comme fâché de son retour. Alors, il eut une faiblesse, il descendit la côte,
les jambes cassées. En traversant le pont de Neuilly, il s’appuyait au parapet,
il se penchait sur la Seine roulant des flots d’encre, entre les masses épaissies
des rives ; un fanal rouge, sur l’eau, le suivait d’un œil saignant. Maintenant,
il lui fallait monter, atteindre Paris, tout en haut. L’avenue lui paraissait
démesurée. Les centaines de lieues qu’il venait de faire n’étaient rien ; ce
bout de route le désespérait, jamais il n’arriverait à ce sommet, couronné
de ces lumières. L’avenue plate s’étendait, avec ses lignes de grands arbres
et de maisons basses, ses larges trottoirs grisâtres, tachés de l’ombre des
branches, les trous sombres des rues transversales, tout son silence et toutes
ses ténèbres ; et les becs de gaz, droits, espacés régulièrement, mettaient
seuls la vie de leurs courtes flammes jaunes, dans ce désert de mort. Florent
n’avançait plus, l’avenue s’allongeait toujours, reculait Paris au fond de la
nuit. Il lui sembla que les becs de gaz, avec leur œil unique, couraient à
droite et à gauche, en emportant la route ; il trébucha, dans ce tournoiement ;
il s’affaissa comme une masse sur les pavés.