【Emile Zola】Le Ventre de Paris I (8)
Elle s’enfonçait en pleine nuit, très loin. Lui, ne distinguait guère que la
marchandise qu’il gardait. Au-delà, confusément, le long du carreau, des
amoncellements vagues moutonnaient. Au milieu de la chaussée, de grands
profils grisâtres de tombereaux barraient la rue ; et, d’un bout à l’autre,
un souffle qui passait faisait deviner une file de bêtes attelées qu’on ne
voyait point. Des appels, le bruit d’une pièce de bois ou d’une chaîne de
fer tombant sur le pavé, l’éboulement sourd d’une charretée de légumes, le
dernier ébranlement d’une voiture buttant contre la bordure d’un trottoir,
mettaient dans l’air encore endormi le murmure doux de quelque retentissant
et formidable réveil, dont on sentait l’approche, au fond de toute cette ombre
frémissante. Florent, en tournant la tête, aperçut, de l’autre côté de ses choux,
un homme qui ronflait, roulé comme un paquet dans une limousine, la tête
sur des paniers de prunes. Plus près, à gauche, il reconnut un enfant d’une
dizaine d’années, assoupi avec un sourire d’ange, dans le creux de deux
montagnes de chicorées. Et, au ras du trottoir, il n’y avait encore de bien
éveillé que les lanternes dansant au bout de bras invisibles, enjambant d’un
saut le sommeil qui traînait là, gens et légumes en tas, attendant le jour.
Mais ce qui le surprenait, c’était, aux deux bords de la rue, de gigantesques
pavillons, dont les toits superposés lui semblaient grandir, s’étendre, se
perdre, au fond d’un poudroiement de lueurs. Il rêvait, l’esprit affaibli, à
une suite de palais, énormes et réguliers, d’une légèreté de cristal, allumant
sur leurs façades les mille raies de flamme de persiennes continues et sans
fin. Entre les arêtes fines des piliers, ces minces barres jaunes mettaient
des échelles de lumière, qui montaient jusqu’à la ligne sombre des premiers
toits, qui gravissaient l’entassement des toits supérieurs, posant dans leur
carrure les grandes carcasses à jour de salles immenses, où traînaient, sous le
jaunissement du gaz, un pêle-mêle de formes grises, effacées et dormantes.