【Emile Zola】Le Ventre de Paris I (48)
Elle s’étendait de la pointe Saint-Eustache à la rue des Halles, entre les
deux groupes de pavillons. Et, aux deux bouts, dans les deux carrefours,
le flot grandissait encore, les légumes submergeaient les pavés. Le jour se
levait lentement, d’un gris très doux, lavant toutes choses d’une teinte claire
d’aquarelle. Ces tas moutonnants comme des flots pressés, ce fleuve de
verdure qui semblait couler dans l’encaissement de la chaussée, pareil à la
débâcle des pluies d’automne, prenaient des ombres délicates et perlées,
des violets attendris, des roses teintées de lait, des verts noyés dans des
jaunes, toutes les pâleurs qui font du ciel une soie changeante au lever du
soleil ; et, à mesure que l’incendie du matin montait en jets de flammes
au fond de la rue Rambuteau, les légumes s’éveillaient davantage, sortaient
du grand bleuissement traînant à terre. Les salades, les laitues, les scaroles,
les chicorées, ouvertes et grasses encore de terreau, montraient leurs
cœurs éclatants ; les paquets d’épinards, les paquets d’oseille, les bouquets
d’artichauts, les entassements de haricots et de pois, les empilements de
romaines, liées d’un brin de paille, chantaient toute la gamme du vert,
de la laque verte des cosses au gros vert des feuilles ; gamme soutenue
qui allait en se mourant, jusqu’aux panachures des pieds de céleris et des
bottes de poireaux. Mais les notes aiguës, ce qui chantait plus haut, c’étaient
toujours les taches vives des carottes, les taches pures des navets, semées
en quantité prodigieuse le long du marché, l’éclairant du bariolage de leurs
deux couleurs. Au carrefour de la rue des Halles, les choux faisaient des
montagnes ; les énormes choux blancs, serrés et durs comme des boulets de
métal pâle ; les choux frisés, dont les grandes feuilles ressemblaient à des
vasques de bronze ; les choux rouges, que l’aube changeait en des floraisons
superbes, lie de vin, avec des meurtrissures de carmin et de pourpre sombre.
À l’autre bout, au carrefour de la pointe Saint-Eustache, l’ouverture de la
rue Rambuteau était barrée par une barricade de potirons orangés, sur deux
rangs, s’étalant, élargissant leurs ventres. Et le vernis mordoré d’un panier
d’oignons, le rouge saignant d’un tas de tomates, l’effacement jaunâtre d’un
lot de concombres, le violet sombre d’une grappe d’aubergines, çà et là,
s’allumaient ; pendant que de gros radis noirs, rangés en nappes de deuil,
laissaient encore quelques trous de ténèbres au milieu des joies vibrantes
du réveil.