【Emile Zola】Le Ventre de Paris I (52)
Il n’eut plus qu’une pensée, qu’un besoin, s’éloigner des Halles. Il
attendrait, il chercherait encore, plus tard, quand le carreau serait libre.
Les trois rues du carrefour, la rue Montmartre, la rue Montorgueil, la rue
Turbigo, l’inquiétèrent : elles étaient encombrées de voitures de toutes
sortes ; des légumes couvraient les trottoirs. Alors il alla devant lui, jusqu’à
la rue Pierre-Lescot, où le marché au cresson et le marché aux pommes de
terre lui parurent infranchissables. Il préféra suivre la rue Rambuteau. Mais,
au boulevard Sébastopol, il se heurta contre un tel embarras de tapissières,
de charrettes, de chars à bancs, qu’il revint prendre la rue Saint-Denis.
Là, il rentra dans les légumes. Aux deux bords, les marchands forains
venaient d’installer leurs étalages, des planches posées sur de hauts paniers,
et le déluge de choux, de carottes, de navets, recommençaient. Les Halles
débordaient. Il essaya de sortir de ce flot qui l’atteignait dans sa fuite ; il tenta
la rue de la Cossonnerie, la rue Berger, le square des innocents, la rue de la
Ferronnerie, la rue des Halles. Et il s’arrêta, découragé, effaré, ne pouvant se
dégager de cette infernale ronde d’herbes qui finissaient par tourner autour
de lui en le liant aux jambes de leurs minces verdures. Au loin, jusqu’à la
rue de Rivoli, jusqu’à la place de l’Hôtel-de-Ville, les éternelles files de
roues et de bêtes attelées se perdaient dans le pêle-mêle des marchandises
qu’on chargeaient ; de grandes tapissières emportaient les lots des fruitiers
de tout un quartier ; des chars à bancs dont les flancs craquaient, partaient
pour la banlieue. Rue du Pont-Neuf, il s’égara tout à fait ; il vint trébucher au
milieu d’une remise de voitures à bras ; des marchands des quatre saisons y
paraient leur étalage roulant. Parmi eux, il reconnut Lacaille, qui prit la rue
Saint-Honoré, en poussant devant lui une brouettée de carottes et de choux-
fleurs. Il le suivit, espérant qu’il l’aiderait à sortir de la cohue. Le pavé était
devenu gras, bien que le temps fût sec ; des tas de queues d’artichauts, des
feuilles et des fanes, rendaient la chaussée périlleuse. Il butait à chaque pas.
Il perdit Lacaille rue Vauvilliers. Du côté de la Halle-aux-Blé, les bouts de
rue se barricadaient d’un nouvel obstacle de charrettes et de tombereaux.
Il ne tenta plus de lutter, il était repris par les Halles, le flot le ramenait. Il
revint lentement, il se retrouva à la pointe Saint-Eustache.