【Emile Zola】Le Ventre de Paris I (53)
Maintenant il entendait le long roulement qui partait des Halles. Paris
mâchait les bouchées à ses deux millions d’habitants. C’était comme un
grand organe central battant furieusement, jetant le sang de la vie dans
toutes les veines. Bruit de mâchoires colossales, vacarme fait du tapage de
l’approvisionnement, depuis les coups de fouet des gros revendeurs partant
pour les marchés de quartier, jusqu’aux savates traînantes des pauvres
femmes qui vont de porte en porte offrir des salades, dans des paniers.
Il entra sous une rue couverte, à gauche, dans le groupe des quatre
pavillons, dont il avait remarqué la grande ombre silencieuse pendant la
nuit. Il espérait s’y réfugier, y trouver quelque trou. Mais, à cette heure,
ils s’étaient éveillés comme les autres. Il alla jusqu’au bout de la rue. Des
camions arrivaient au trot, encombrant le marché de la Vallée de cageots
pleins de volailles vivantes, et de paniers carrés où des volailles mortes
étaient rangées par lits profonds. Sur le trottoir opposé, d’autres camions
déchargeaient des veaux entiers, emmaillotés d’une nappe, couchés tout du
long, comme des enfants, dans des mannes qui ne laissaient passer que les
quatre moignons, écartés et saignants. Il y avait aussi des moutons entiers,
des quartiers de bœuf, des cuisseaux, des épaules. Les bouchers, avec de
grands tabliers blancs, marquaient la viande d’un timbre, la voituraient, la
pesaient, l’accrochaient aux barres de la criée ; tandis que, le visage collé
aux grilles, il regardait ces files de corps pendus, les bœufs et les moutons
rouges, les veaux plus pâles, tachés de jaune par la graisse et les tendons, le
ventre ouvert. Il passa au carreau de la triperie, parmi les têtes et les pieds de
veau blafards, les tripes proprement roulées en paquets dans des boîtes, les
cervelles rangées délicatement sur des paniers plats, les foies saignants, les
rognons violâtres. Il s’arrêta aux longues charrettes à deux roues, couvertes
d’une bâche ronde, qui apportent des moitiés de cochon, accrochées des
deux côtés aux ridelles, au-dessus d’un lit de paille ; les culs des charrettes
ouverts montraient des chapelles ardentes, des enfoncements de tabernacle,
dans les lueurs flambantes de ces chairs régulières et nues ; et, sur le lit de
paille, il y avait des boîtes de fer-blanc, pleines de sang des cochons. Alors
Florent fut pris d’une rage sourde ; l’odeur fade de la boucherie, l’odeur âcre
de la triperie, l’exaspéraient. Il sortit de la rue couverte, il préféra revenir
une fois encore sur le trottoir de la rue du Pont-Neuf.