【Emile Zola】Le Ventre de Paris I (54)
C’était l’agonie. Le frisson du matin le prenait ; il claquait des dents, il
avait peur de tomber là et de rester par terre. Il chercha, ne trouva pas un
coin sur un banc ; il y aurait dormi, quitte à être réveillé par les sergents de
ville. Puis, comme un éblouissement l’aveuglait, il s’adossa à un arbre, les
yeux fermés, les oreilles bourdonnantes. La carotte crue qu’il avait avalée,
sans presque la mâcher, lui déchirait l’estomac, et le verre de punch l’avait
grisé. Il était gris de misère, de lassitude, de faim. Un feu ardent le brûlait de
nouveau au creux de la poitrine ; il y portait les deux mains, par moments,
comme pour boucher un trou par lequel il croyait sentir tout son être s’en
aller. Le trottoir avait un large balancement ; sa souffrance devenait si
intolérable, qu’il voulut marcher encore pour la faire taire. Il marcha devant
lui, entra dans les légumes. Il s’y perdit. Il prit un étroit sentier, tourna dans
un autre, dut revenir sur ses pas, se trompa, se trouva au milieu des verdures.
Certains tas étaient si haut, que les gens circulaient entre deux murailles,
bâties de paquets et de boites. Les têtes dépassaient un peu ; on les voyait
filer avec la tache blanche ou noire de la coiffure ; et les grandes hottes,
balancées, ressemblaient, au ras des feuilles, à des nacelles d’osier nageant
sur un lac de mousse. Florent se heurtait à mille obstacles, à des porteurs
qui se chargeaient, à des marchandes qui discutaient de leurs voix rudes ; il
glissait sur le lit épais d’épluchures et de trognons qui couvrait la chaussée,
il étouffait dans l’odeur puissante des feuilles écrasées. Alors, stupide, il
s’arrêta, il s’abandonna aux poussées des uns, aux injures des autres ; il ne
fut plus qu’une chose battue, roulée, au fond de la mer montante.
Une grande lâcheté l’envahissait. Il aurait mendié. Sa sotte fierté de
la nuit l’exaspérait. S’il avait accepté l’aumône de madame François, s’il
n’avait point eu peur de Claude comme un imbécile, il ne se trouverait pas
là, à râler parmi ces choux. Et il s’irritait surtout de ne pas avoir questionné
le peintre, rue Pirouette. À cette heure, il était seul, il pouvait crever, sur le
pavé, comme un chien perdu.