【Emile Zola】Le Ventre de Paris II (7 )
Et il tressautait, quand Gavard lui donnait une tartine de pain, qu’il mettait
mijoter dans la lèchefrite, pendant une demi-heure.
Ce fut là sans doute que Quenu prit l’amour de la cuisine. Plus tard,
après avoir essayé de tous les métiers, il revint fatalement aux bêtes qu’on
débroche, aux jus qui forcent à se lécher les doigts. Il craignait d’abord de
contrarier son frère, petit mangeur parlant des bonnes choses avec un dédain
d’homme ignorant. Puis, voyant Florent l’écouter, lorsqu’il lui expliquait
quelque plat très compliqué, il lui avoua sa vocation, il entra dans un grand
restaurant. Dès lors, la vie des deux frères fut réglée. Ils continuèrent à
habiter la chambre de la rue Royer-Collard, où ils se retrouvaient chaque
soir : l’un, la face réjouie par ses fourneaux ; l’autre, le visage battu de sa
misère de professeur crotté. Florent gardait sa défroque noire, s’oubliait sur
les devoirs de ses élèves, tandis que Quenu, pour se mettre à l’aise, reprenait
son tablier, sa veste blanche et son bonnet blanc de marmiton, tournant
autour du poêle, s’amusant à quelque friandise cuite au four. Et parfois ils
souriaient de se voir ainsi, l’un tout blanc, l’autre tout noir. La vaste pièce
semblait moitié fâchée, moitié joyeuse, de ce deuil et de cette gaieté. Jamais
ménage plus disparate ne s’entendit mieux. L’aîné avait beau maigrir, brûlé
par les ardeurs de son père ; le cadet avait beau engraisser, en digne fils de
Normand ; ils s’aimaient dans leur mère commune, dans cette femme qui
n’était que tendresse.
Ils avaient un parent, à Paris, un frère de leur mère, un Gradelle, établi
charcutier, rue Pirouette, dans le quartier des Halles. C’était un gros avare,
un homme brutal, qui les reçut comme des meurt-de-faim, la première fois
qu’ils se présentèrent chez lui. Ils y retournèrent rarement. Le jour de la fête
du bonhomme, Quenu lui portait un bouquet, et en recevait une pièce de dix
sous. Florent, d’une fierté maladive, souffrait, lorsque Gradelle examinait
sa redingote mince, de l’œil inquiet et soupçonneux d’un ladre qui flaire la
demande d’un dîner ou d’une pièce de cent sous. Il eut la naïveté, un jour, de
changer chez son oncle un billet de cent francs. L’oncle eut moins peur, en
voyant venir les petits, comme il les appelait. Mais les amitiés en restèrent là.