【Emile Zola】Le Ventre de Paris II (8 )
Ces années furent pour Florent un long rêve doux et triste. Il goûta toutes
les joies amères du dévouement. Au logis, il n’avait que des tendresses.
Dehors, dans les humiliations de ses élèves, dans le coudoiement des
trottoirs, il se sentait devenir mauvais. Ses ambitions mortes s’aigrissaient.
Il lui fallut de longs mois pour plier les épaules et accepter ses souffrances
d’homme laid, médiocre et pauvre. Voulant échapper aux tentations de
méchanceté, il se jeta en pleine bonté idéale, il se créa un refuge de justice
et de vérité absolues. Ce fut alors qu’il devint républicain ; il entra dans la
république comme les filles désespérées entrent au couvent. Et ne trouvant
pas une république assez tiède, assez silencieuse, pour endormir ses maux,
il s’en créa une. Les livres lui déplaisaient ; tout ce papier noirci, au milieu
duquel il vivait, lui rappelait la classe puante, les boulettes de papier mâché
des gamins, la torture des longues heures stériles. Puis, les livres ne lui
parlaient que de révolte, le poussaient à l’orgueil, et c’était d’oubli et de
paix dont il se sentait l’impérieux besoin. Se bercer, s’endormir, rêver
qu’il était parfaitement heureux, que le monde allait le devenir, bâtir la
cité républicaine où il aurait voulu vivre : telle fut sa récréation, l’œuvre
éternellement reprise de ses heures libres. Il ne lisait plus, en dehors des
nécessités de l’enseignement ; il remontait la rue Saint-Jacques, jusqu’aux
boulevards extérieurs, faisait une grande course parfois, revenait par la
barrière d’Italie ; et, tout le long de la route, les yeux sur le quartier
Mouffetard étalé à ses pieds, il arrangeait des mesures morales, des projets
de loi humanitaires, qui auraient changé cette ville souffrante en une ville de
béatitude. Quand les journées de février ensanglantèrent Paris, il fut navré,
il courut les clubs, demandant le rachat de ce sang « par le baiser fraternel
des républicains du monde entier. » Il devint un de ces orateurs illuminés qui
prêchèrent la révolution comme une religion nouvelle, toute de douceur et
de rédemption. Il fallut les journées de décembre pour le tirer de sa tendresse
universelle. Il était désarmé. Il se laissa prendre comme un mouton, et fut
traité en loup. Quand il s’éveilla de son sermon sur la fraternité, il crevait la
faim sur la dalle froide d’une casemate de Bicêtre.