【Emile Zola】Le Ventre de Paris II (9 )
Quenu, qui avait alors vingt-deux ans, fut pris d’une angoisse mortelle, en
ne voyant pas rentrer son frère. Le lendemain, il alla chercher, au cimetière
Montmartre, parmi les morts du boulevard, qu’on avait alignés sous de
la paille ; les têtes passaient, affreuses. Le cœur lui manquait, les larmes
l’aveuglaient, il dut revenir à deux reprises, le long de la file. Enfin, à la
préfecture de police, au bout de huit grands jours, il apprit que son frère était
prisonnier. Il ne put le voir. Comme il insistait, on le menaça de l’arrêter lui-
même. Il courut alors chez l’oncle Gradelle, qui était un personnage pour lui,
espérant le déterminer à sauver Florent. Mais l’oncle Gradelle s’emporta,
prétendit que c’était bien fait, que ce grand imbécile n’avait pas besoin de
se fourrer avec ces canailles de républicains ; il ajouta même que Florent
devait mal tourner, que cela était écrit sur sa figure. Quenu pleurait toutes
les larmes de son corps. Il restait là, suffoquant. L’oncle, un peu honteux,
sentant qu’il devait faire quelque chose pour ce pauvre garçon, lui offrit de le
prendre avec lui. Il le savait bon cuisinier, et avait besoin d’un aide. Quenu
redoutait tellement de rentrer seul dans la grande chambre de la rue Royer-
Collard, qu’il accepta. Il coucha chez son oncle, le soir même, tout en haut,
au fond d’un trou noir où il pouvait à peine s’allonger. Il y pleura moins
qu’il n’aurait pleuré en face du lit vide de son frère.