【Emile Zola】Le Ventre de Paris II (11 )
Puis, il s’était fait une amie chez l’oncle Gradelle. Quand celui-ci perdit sa
femme, il dut prendre une fille, pour le comptoir. Il la choisit bien portante,
appétissante, sachant que cela égaye le client et fait honneur aux viandes
cuites, il connaissait, rue Cuvier, près du Jardin des Plantes, une dame veuve,
dont le mari avait eu la direction des postes à Plassans, une sous-préfecture
du Midi. Cette dame, qui vivait d’une petite rente viagère, très modestement,
avait amené de cette ville une grosse et belle enfant, qu’elle traitait comme
sa propre fille. Lisa la soignait d’un air placide, avec une humeur égale, un
peu sérieuse, tout à fait belle quand elle souriait. Son grand charme venait
de la façon exquise dont elle plaçait son rare sourire. Alors, son regard était
une caresse, sa gravité ordinaire donnait un prix inestimable à cette science
soudaine de séduction. La vieille dame disait souvent qu’un sourire de Lisa
la conduirait en enfer. Lorsqu’un asthme l’emporta, elle laissa à sa fille
d’adoption toutes ses économies, une dizaine de mille francs. Lisa resta huit
jours seule dans le logement de la rue Cuvier ; ce fut là que Gradelle vint
la chercher. Il la connaissait pour l’avoir souvent vue avec sa maîtresse,
quand cette dernière lui rendait visite, rue Pirouette. Mais, à l’enterrement,
elle lui parut si embellie, si solidement bâtie, qu’il alla jusqu’au cimetière.
Pendant qu’on descendait le cercueil, il réfléchissait qu’elle serait superbe
dans la charcuterie. Il se tâtait, se disait qu’il lui offrirait bien trente francs
par mois, avec le logement et la nourriture. Lorsqu’il lui fit des propositions,
elle demanda vingt-quatre heures pour lui rendre réponse. Puis, un matin,
elle arriva avec son petit paquet, et ses dix mille francs, dans son corsage. Un
mois plus tard, la maison lui appartenait, Gradelle, Quenu, jusqu’au dernier
des marmitons. Quenu, surtout, se serait haché les doigts pour elle. Quand
elle venait à sourire, il restait là, riant d’aise lui-même à la regarder.