Mais il s’interrompit brusquement, en voyant entrer mademoiselle Saget,
qui avait poussé la porte de la boutique, après avoir aperçu de la chaussée
la nombreuse société causant chez les Quenu-Gradelle. La petite vieille, en
robe déteinte, accompagnée de l’éternel cabas noir qu’elle portait au bras,
coiffée du chapeau de paille noire, sans rubans, qui mettait sa face blanche au
fond d’une ombre sournoise, eut un léger salut pour les hommes et un sourire
pointu pour Lisa. C’était une connaissance ; elle habitait encore la maison
de la rue Pirouette, où elle vivait depuis quarante ans, sans doute d’une
petite rente dont elle ne parlait pas. Un jour, pourtant, elle avait nommé
Cherbourg, en ajoutant qu’elle y était née. On n’en sut jamais davantage.
Elle ne causait que des autres, racontait leur vie jusqu’à dire le nombre de
chemises qu’ils faisaient blanchir par mois, poussait le besoin de pénétrer
dans l’existence des voisins, au point d’écouter aux portes et de décacheter
les lettres. Sa langue était redoutée, de la rue Saint-Denis à la rue Jean-
Jacques Rousseau, et de la rue Saint-Honoré à la rue Mauconseil. Tout le
long du jour, elle s’en allait avec son cabas vide, sous le prétexte de faire des
provisions, n’achetant rien, colportant des nouvelles, se tenant au courant
des plus minces faits, arrivant ainsi à loger dans sa tête l’histoire complète
des maisons, des étages, des gens du quartier. Quenu l’avait toujours accusée
d’avoir ébruité la mort de l’oncle Gradelle sur la planche à hacher ; depuis
ce temps, il lui tenait rancune. Elle était très ferrée, d’ailleurs, sur l’oncle
Gradelle et sur les Quenu ; elle les détaillait, les prenait par tous les bouts,
les savait « par cœur. » Mais depuis une quinzaine de jours, l’arrivée de
Florent la désorientait, la brûlait d’une véritable fièvre de curiosité. Elle
tombait malade, quand il se produisait quelque trou imprévu dans ses notes.
Et pourtant elle jurait qu’elle avait déjà vu ce grand escogriffe quelque part.
Elle resta devant le comptoir, regardant les plats, les uns après les autres,
disant de sa voix fluette :
– On ne sait plus que manger. Quand l’après-midi arrive, je suis comme
une âme en peine pour mon dîner.... .