【Emile Zola】Le Ventre de Paris II (72)
– Quand on fut arrivé, continua Florent, on conduisit l’homme dans une
île nommée l’île du Diable. Il était là avec d’autres camarades qu’on avait
aussi chassés de leur pays. Tous furent très malheureux. On les obligea
d’abord à travailler comme des forçats. Le gendarme qui les gardait les
comptait trois fois par jour, pour être bien sûr qu’il ne manquait personne.
Plus tard, on les laissa libres de faire ce qu’ils voulaient ; on les enfermait
seulement la nuit, dans une grande cabane de bois, où ils dormaient sur
des hamacs tendus entre deux barres. Au bout d’un an, ils allaient nupieds,
et leurs vêtements étaient si déchirés, qu’ils montraient leur peau. Ils
s’étaient construit des huttes avec des troncs d’arbre, pour s’abriter contre
le soleil, dont la flamme brûle tout dans ce pays-là ; mais les huttes ne
pouvaient les préserver des moustiques qui, la nuit, les couvraient de boutons
et d’enflures. Il en mourut plusieurs ; les autres devinrent tout jaunes, si secs,
si abandonnés, avec leurs grandes barbes, qu’ils faisaient pitié…
– Auguste, donnez-moi les gras, cria Quenu.
Et lorsqu’il tint le plat, il fit glisser doucement dans la marmite les gras
de lard, en les délayant du bout de la cuiller. Les gras fondaient. Une vapeur
plus épaisse monta du fourneau.
– Qu’est-ce qu’on leur donnait à manger ? demanda la petite Pauline
profondément intéressée.
– On leur donnait du riz plein de vers et de la viande qui sentait mauvais,
répondit Florent, dont la voix s’assourdissait. Il fallait enlever les vers pour
manger le riz. La viande, rôtie et très cuite, s’avalait encore ; mais bouillie,
elle puait tellement, qu’elle donnait souvent des coliques.