【Emile Zola】Le Ventre de Paris II (76)
– Comme ils revenaient, répondit Florent, le vent tourna, ils furent
poussés en pleine mer. Une vague leur enleva une rame, et l’eau entrait à
chaque souffle, si furieusement, qu’ils n’étaient occupés qu’à vider la barque
avec leurs mains. Ils roulèrent ainsi en face des côtes, emportés par une
rafale, ramenés par la marée, ayant achevé leurs quelques provisions, sans
une bouchée de pain. Cela dura trois jours.
– Trois jours ! s’écria la charcutière stupéfaite, trois jours sans manger !
– Oui, trois jours sans manger. Quand le vent d’est les poussa enfin à
terre, l’un d’eux était si affaibli, qu’il resta sur le sable toute une matinée. Il
mourut le soir. Son compagnon avait vainement essayé de lui faire mâcher
des feuilles d’arbre.
À cet endroit, Augustine eut un léger rire ; puis, confuse d’avoir ri, ne
voulant pas qu’on pût croire qu’elle manquait de cœur :
– Non, non, balbutia-t-elle, ce n’est pas de ça que je ris. C’est de
Mouton… Regardez donc Mouton, madame.
Lisa, à son tour, s’égaya. Mouton, qui avait toujours sous le nez le plat
de chair à saucisse, se trouvait probablement incommodé et dégoûté par
toute cette viande. Il s’était levé, grattant la table de la patte, comme pour
couvrir le plat, avec la hâte des chats qui veulent enterrer leurs ordures. Puis
il tourna le dos au plat, il s’allongea sur le flanc, en s’étirant, les yeux demi
clos, la tête roulée dans une caresse béate. Alors tout le monde complimenta
Mouton ; on affirma que jamais il ne volait, qu’on pouvait laisser la viande
à sa portée. Pauline racontait très confusément qu’il lui léchait les doigts et
qu’il la débarbouillait, après le dîner, sans la mordre.