【Emile Zola】Le Ventre de Paris II (79)
La nuit, il dormait sur les arbres, inquiété par le moindre frôlement,
croyant entendre des écailles sans fin glisser dans les ténèbres. Il étouffait
sous ces feuillages interminables ; l’ombre y prenait une chaleur renfermée
de fournaise, une moiteur d’humidité, une sueur pestilentielle, chargée des
arômes rudes des bois odorants et des fleurs puantes. Puis, lorsqu’il se
dégageait enfin, lorsque, au bout de longues heures de marche, il revoyait
le ciel, l’homme se trouvait en face de larges rivières qui lui barraient la
route ; il les descendait, surveillant les échines grises des caïmans, fouillant
du regard les herbes charriées, passant à la nage, quand il avait trouvé des
eaux plus rassurantes. Au-delà, les forêts recommençaient. D’autres fois,
c’était de vastes plaines grasses, des lieues couvertes d’une végétation drue,
bleuies de loin en loin du miroir clair d’un petit lac. Alors, l’homme faisait
un grand détour, il n’avançait plus qu’en tâtant le terrain, ayant failli mourir,
enseveli sous une de ces plaines riantes qu’il entendait craquer à chaque
pas. L’herbe géante, nourrie par l’humus amassé, recouvre les marécages
empestés, des profondeurs de boue liquide ; et il n’y a, parmi les nappes de
verdure, s’allongeant sur l’immensité glauque, jusqu’au bord de l’horizon,
que d’étroites jetées de terre ferme, qu’il faut connaître si l’on ne veut pas
disparaître à jamais. L’homme, un soir, s’était enfoncé jusqu’au ventre. À
chaque secousse qu’il tentait pour se dégager, la boue semblait monter à
sa bouche. Il resta tranquille pendant près de deux heures. Comme la lune
se levait, il put heureusement saisir une branche d’arbre, au-dessus de sa
tête. Le jour où il arriva à une habitation, ses pieds et ses mains saignaient,
meurtris, gonflés par des piqûres mauvaises. Il était si pitoyable, si affamé,
qu’on eut peur de lui. On lui jeta à manger à cinquante pas de la maison,
pendant que le maître gardait sa porte avec un fusil.