【Emile Zola】Le Ventre de Paris III (18)
Robine allongea silencieusement une poignée de main, sans répondre,
les yeux adoucis encore par un vague sourire de salut ; puis, il remit le
menton sur la pomme de sa canne, et regarda Florent par-dessus sa chope.
Celui-ci avait fait jurer Gavard de ne pas conter son histoire, pour éviter les
indiscrétions dangereuses ; il ne lui déplut pas de voir quelque méfiance dans
l’attitude prudente de ce monsieur à forte barbe. Mais il se trompait. Jamais
Robine ne parlait davantage. Il arrivait toujours le premier, au coup de huit
heures, s’asseyait dans le même coin, sans lâcher sa canne, sans ôter ni son
chapeau, ni son par-dessus ; personne n’avait vu Robine sans chapeau sur la
tête. Il restait là, à écouter les autres, jusqu’à minuit, mettant quatre heures
à vider sa chope, regardant successivement ceux qui parlaient, comme s’il
eût entendu avec les yeux. Quand Florent, plus tard, questionna Gavard sur
Robine, celui-ci parut en faire un grand cas ; c’était un homme très fort ;
sans pouvoir dire nettement où il avait fait ses preuves ; il le donna comme
un des hommes d’opposition les plus redoutés du gouvernement. Il habitait,
rue Saint-Denis, un logement où personne ne pénétrait. Le marchand de
volailles racontait pourtant y être allé une fois. Les parquets cirés étaient
garantis par des chemins de toile verte ; il y avait des housses et une pendule
d’albâtre à colonnes. Madame Robine, qu’il croyait avoir vue de dos, entre
deux portes, devait être une vieille dame très comme il faut, coiffée avec des
anglaises, sans qu’il pût pourtant l’affirmer. On ignorait pourquoi le ménage
était venu se loger dans le tapage d’un quartier commerçant ; le mari ne
faisait absolument rien, passait ses journées on ne savait où, vivait d’on ne
savait quoi, et apparaissait chaque soir, comme las et ravi d’un voyage sur
les sommets de la haute politique.