【Emile Zola】Le Ventre de Paris III (28)
Les premières semaines que Florent passa au pavillon de la marée furent
très pénibles. Il avait trouvé dans les Méhudin une hostilité ouverte qui le
mit en lutte avec le marché entier. La belle Normande entendait se venger
de la belle Lisa, et le cousin était une victime toute trouvée.
Les Méhudin venaient de Rouen. La mère de Louise racontait encore
comment elle était arrivée à Paris, avec des anguilles dans un panier. Elle ne
quitta plus la poissonnerie. Elle y épousa un employé de l’octroi, qui mourut
en lui laissant deux petites filles. Ce fut elle, jadis, qui mérita, par ses larges
hanches et sa fraîcheur superbe, ce surnom de la belle Normande, dont sa
fille aînée avait hérité. Aujourd’hui, tassée, avachie, elle portait ses soixantecinq
ans en matrone dont la marée humide avait enroué la voix et bleui la
peau, Elle était énorme de vie sédentaire, la taille débordante, la tête rejetée
en arrière par la force de la gorge et le flot montant de la graisse. Jamais,
d’ailleurs, elle ne voulut renoncer aux modes de son temps ; elle conserva
la robe à ramages, le fichu jaune, la marmotte des poissonnières classiques,
avec la voix haute, le geste prompt, les poings aux côtes, l’engueulade
du catéchisme poissard coulant des lèvres. Elle regrettait le marché des
Innocents, parlait des anciens droits des dames de la Halle, mêlait à des
histoires de coups de poings échangés avec des inspecteurs de police, des
récits de visite à la cour, du temps de Charles X et de Louis-Philippe, en
toilette de soie, et de gros bouquets à la main. La mère Méhudin, comme
on la nommait, était longtemps restée porte-bannière de la confrérie de la
Vierge, à Saint-Leu. Aux processions, dans l’église, elle avait une robe et
un bonnet de tulle, à rubans de satin, tenant très haut, de ses doigts enflés,
le bâton doré de l’étendard de soie à frange riche, où était brodée une Mère
de Dieu.