【Emile Zola】Le Ventre de Paris III (33)
Comme elle continuait à le regarder en dessous, sans répondre, il reprit :
– Vous entendez, faites disparaître cette raie.
Mais il n’avait pas remarqué la mère Méhudin, assise sur une chaise,
tassée dans un coin. Elle se leva, avec les cornes de sa marmotte ; et,
s’appuyant des poings à la table de marbre :
– Tiens ! dit-elle insolemment, pourquoi donc qu’elle la jetterait, sa raie !
… Ce n’est pas vous qui la lui payerez, peut-être !
Alors, Florent comprit. Les autres marchandes ricanaient. Il sentait,
autour de lui, une révolte sourde qui attendait un mot pour éclater. Il se
contint, tira lui-même, de dessous le banc, le seau aux vidures, y fit tomber
la raie. La mère Méhudin mettait déjà les poings sur les hanches ; mais la
belle Normande, qui n’avait pas desserré les lèvres, eut de nouveau un petit
rire de méchanceté, et Florent s’en alla au milieu des huées, l’air sévère,
feignant de ne pas entendre.
Chaque jour, ce fut une invention nouvelle. L’inspecteur ne suivait plus
les allées que l’œil aux aguets, comme en pays ennemi. Il attrapait les
éclaboussures des éponges, manquait de tomber sur des vidures étalées
sous ses pieds, recevait les mannes des porteurs dans la nuque. Même, un
matin, comme deux marchandes se querellaient, et qu’il était accouru, afin
d’empêcher la bataille, il dut se baisser pour éviter d’être souffleté sur les
deux joues par une pluie de petites limandes, qui volèrent au-dessus de sa
tête ; on rit beaucoup, il crut toujours que les deux marchandes étaient de la
conspiration des Méhudin. Son ancien métier de professeur crotté l’armait
d’une patience angélique ; il savait garder une froideur magistrale, lorsque la
colère montait en lui, et que tout son être saignait d’humiliation. Mais jamais
les gamins de la rue de l’Estrapade n’avaient eu cette férocité des dames de
la Halle, cet acharnement de femmes énormes, dont les ventres et les gorges
sautaient d’une joie géante, quand il se laissait prendre à quelque piège.