【Emile Zola】Le Ventre de Paris III (36)
Elle ouvrit une troisième grille ; et, à deux mains, elle ramena une carpe
qui tapait de la queue en râlant. Mais elle en chercha un moins grosse ;
cellelà, elle put la tenir d’une seule main, que le souffle des flancs ouvrait un peu,
à chaque râle. Elle imagina d’introduire son pouce dans un des bâillements
de la bouche.
– Ça ne mord pas, murmurait-elle avec son doux rire, ça n’est pas
méchant… C’est comme les écrevisses, moi je ne les crains pas.
Elle avait déjà replongé son bras, elle ramenait, d’une case, pleine d’un
grouillement confus, une écrevisse, qui lui avait pris le petit doigt entre ses
pinces. Elle la secoua un instant ; mais l’écrevisse la serra sans doute trop
rudement, car elle devint très rouge et lui cassa la patte, d’un geste prompt
de rage, sans cesser de sourire.
– Par exemple, dit-elle pour cacher son émotion, je ne me fierais pas à
un brochet. Il me couperait les doigts comme avec un couteau.
Et elle montrait, sur des planches lessivées, d’une propreté excessive, de
grands brochets étalés par rang de taille, à côté de tanches bronzées et de lots
de goujons en petits tas. Maintenant, elle avait les mains toutes grasses du
suint des carpes ; elles les écartait, debout dans l’humidité des viviers,
audessus des poissons mouillés de l’étalage. On l’eût dite enveloppée d’une
odeur de frai, d’une de ces odeurs épaisses qui montent des joncs et des
nénuphars vaseux, quand les œufs font éclater les ventres des poissons,
pâmés d’amour au soleil. Elle s’essuya les mains à son tablier, souriant
toujours, de son air tranquille de grande fille au sang glacé, dans ce frisson
des voluptés froides et affadies des rivières.