【Emile Zola】Le Ventre de Paris III (68)
La rivalité de la belle Lisa et de la belle Normande devint alors
formidable. La belle Normande était persuadée qu’elle avait enlevé un
amant à son ennemie, et la belle Lisa se sentait furieuse contre cette pas
grand-chose qui finirait par les compromettre, en attirant ce sournois de
Florent chez elle. Chacune apportait son tempérament dans leur hostilité ;
l’une, tranquille, méprisante, avec des mines de femme qui relève ses jupes
pour ne pas se crotter ; l’autre plus effrontée, éclatant d’une gaieté insolente,
prenant toute la largeur du trottoir, avec la crânerie d’un duelliste cherchant
une affaire. Une de leurs rencontres occupait la poissonnerie pendant une
journée. La belle Normande, quand elle voyait la belle Lisa sur le seuil de
la charcuterie, faisait un détour pour passer devant elle, pour la frôler de
son tablier ; alors, leurs regards noirs se croisaient comme des épées, avec
l’éclair et la pointe rapides de l’acier. De son côté, lorsque la belle Lisa
venait à la poissonnerie, elle affectait une grimace de dégoût, en approchant
du banc de la belle Normande ; elle prenait quelque grosse pièce, un turbot,
un saumon, à une poissonnière voisine, étalant son argent sur le marbre,
ayant remarqué que cela touchait au cœur « la pas grand-chose, » qui cessait
de rire. D’ailleurs, les deux rivales, à les entendre, ne vendaient que du
poisson pourri et de la charcuterie gâtée. Mais leur poste de combat était
surtout, la belle Normande à son banc, la belle Lisa à son comptoir, se
foudroyant à travers la rue Rambuteau. Elles trônaient alors, dans leurs
grands tabliers blancs, avec leurs toilettes et leurs bijoux. Dès le matin, la
bataille commençait.